Moi, fille et petite-fille de Vietnamiennes à Dakar

Ndeye Mane Sall
A 2 balles (My 2 cents)
6 min readJul 27, 2020

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Après avoir retracé le parcours des Vietnamiennes installées à Dakar dans les années 50, nous avons voulu rencontrer cette communauté qui peu, à, peu, est en train de se fondre dans la société sénégalaise. Une de ses membres, que nous allons appeler « Alima », a bien voulu témoigner sur le parcours de sa famille et partager son expérience de métisse sénégalo-vietnamienne.

Thihanye et sa mère Thaï Thi Lan

Bonjour. Merci d’avoir accepté notre invitation à raconter l’histoire qui est la vôtre et d’avoir partagé vos archives familiales. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Vous pouvez m’appeler “Alima”. J’ai 55 ans, je suis sénégalaise de naissance mais aussi malienne et vietnamienne par mes origines. Je vis à Dakar, avec mon mari et mes enfants.

Parlez-nous de votre père. Comment s’est-il retrouvé en Indochine?

Mon père est originaire de Kayes, au Mali. Il a perdu son père assez tôt et pour subvenir aux besoins de sa mère et de sa sœur, il a quitté le Mali pour le Sénégal. Un de ses cousins, qui allait plus tard faire partie de l’état-major de Modibo Keita l’a aidé à intégrer les rangs de l’armée française d’Afrique Occidentale. Il sera par la suite mobilisé pour combattre en Asie lorsque la guerre d’Indochine a éclaté.

Et votre maman? Comment s’appelait-elle?

Comme c’est une histoire assez exceptionnelle, avant de vous parler de mes parents, je vais d’abord vous parler de mes grands-parents. Ma grand-mère est une vietnamienne qui s’appelait Thaï Thi Lan. Elle avait une fille appelée Thihanye, qui veut dire “grande soeur” en vietnamien. Le papa de Thihanye avait disparu pendant la Seconde Guerre mondiale et présumé mort. Dans les années 1940, elle rencontre Abdoulaye Diallo, un Sénégalais, ou plutôt un français noir* originaire de Saint-Louis du Sénégal. Il avait été détaché au Vietnam et pour je ne sais quelle raison, il n’était pas rentré lorsque la guerre a pris fin. Il passera ainsi quinze ans au Vietnam et il parlait très bien le vietnamien. Abdoulaye épouse donc ma grand-mère Thaï Thi Lan et adopte sa fille Thihanye. Abdoulaye renomme Thihanye Michelle Diallo. Elle devient ainsi l’aînée d’une famille vietnamo-sénégalaise composée de ma mère et de son frère et de ses trois soeurs métis qui sont nés au Vietnam.

Abdoulaye et Thaï Thi Lan. Tous droits réservés

Comment vos parents se sont-ils rencontrés?

Lorsque mon père arrive à Saïgon avec les troupes coloniales, il entend parler de ce couple atypique formé par un de ses compatriotes et une Vietnamienne. Il fait la connaissance d’Abdoulaye Diallo, à qui il demande la main de sa fille adoptive vietnamienne Thihanye, devenue Michelle. Lorsque la guerre se termine en 1954 et que l’armée française se retire, mon père retourne au Sénégal avec sa femme toute jeune, ses beaux-parents et leurs jeunes enfants métis de 8, 6 et 4 ans.

Comment s’est passée l’intégration de votre maman dans la société sénégalaise?

Ma mère a très bien su s’intégrer à la société sénégalaise. Lorsqu’elle est arrivée à Dakar, elle était encore adolescente. Comme il n’y avait pas d’eau courante dans les maisons individuelles, il fallait s’approvisionner en eau à la borne fontaine du quartier. C’est en côtoyant des sénégalaises de son âge qu’elle a appris le wolof.

Vu qu’elle était la première épouse de mon père, elle a eu toutes les responsabilités d’une mère de famille malgré son jeune âge. Maman a même su rester dans un foyer devenu polygame, lorsque mon père a épousé au fil des années deux autres femmes. Ce n’est pas une situation facile à vivre pour une femme, surtout lorsqu’on a tout quitté pour suivre son mari. Maman a eu la chance d’être venue au Sénégal avec sa mère, ce qui lui permettait de continuer à parler sa langue et de d’exprimer sa culture vietnamienne au quotidien. Par ailleurs, elles sont toutes les deux restées bouddhistes, même après toutes ces années dans un pays à majorité musulmane.

Thihanye alias Michelle Diallo. Tous droits réservés

Avait-elle gardé contact avec d’autres épouses vietnamiennes?

Elle fréquentait aussi d’autres épouses vietnamiennes qui avaient suivi leur époux à Dakar. Elles allaient à tour de rôle chez l’une ou chez l’autre. Le jour de l’an, l’ambassade vietnamienne, qui n’existe plus aujourd’hui, organisait un événement où toute la communauté vietnamienne se retrouvait. Maman fut aussi une des rares femmes à travailler pour garder son autonomie. Elle était employée par le restaurant La Tonkinoise qui se situait à l’avenue Albert Sarraut, à Dakar Plateau. Les Vietnamiens et les vétérans de la guerre nostalgiques de la cuisine vietnamienne s’y retrouvaient.

A t-elle eu l’occasion de retourner au Vietnam?

Non, elle n’y est jamais retournée, tout comme sa mère et ses frères et sœurs qui sont nés au Vietnam. Ma mère et ma grand-mère recevaient parfois des lettres de leur famille restée au Vietnam que mon jeune oncle, qui avait appris le vietnamien avant de venir en Afrique, leur lisait.

Comment avez-vous vécu votre métissage durant votre jeunesse?

Je garde de très beaux souvenirs de ma jeunesse, on a grandi dans un coin tranquille du quartier de la SICAP, à Dakar. Ma mère a eu 4 garçons et 3 filles nés entre 1956 et 1969. Notre métissage n’a jamais posé de problème et nous parlons couramment trois langues: le wolof, le bambara, le vietnamien, et le français. Cela fait 4 langues en fait! En dehors de notre famille, bien sûr, j’étais un peu différente des filles de mon âge, physiquement. Mes cheveux, que je portais très longs, attiraient un peu trop l’attention. Quand j’étais en primaire, il y eu quelques enfants pour tirer sur mes tresses ou me taquiner. Mais deux autres métis vietnamiens, les frères Wone, prenaient ma défense contre les autres enfants et personne ne m’a plus jamais embêté. Mon père n’a jamais voulu qu’on aille à l’école privée, il voulait mettre tous ses enfants, et nous étions une fratrie de 28, sur le même pied d’égalité.

Comment votre maman vous a t-elle transmis sa culture vietnamienne?

En plus de la langue, la gastronomie vietnamienne a aussi occupé une part importante dans notre identité asiatique. Nous mangions souvent des spécialités vietnamiennes à la maison: nems, soupe phô, bo bun etc. Aujourd’hui, ma mère et ma grand-mère étant décédées, c’est ma tante qui continue de perpétuer le souvenir du Vietnam et de sa culture à travers des documents d’archives (lettres, documents, photos). Elle est la mémoire vive de notre famille, elle continue de nous raconter des histoires ou des anecdotes sur la vie de nos parents. En outre, j’exerce l’activité de traiteur spécialisé en cuisine vietnamienne. Il m’arrive souvent de lui demander de l’aide ou qu’elle me rafraîchisse la mémoire pour certaines recettes.

Avez-vous eu l’opportunité d’aller au Vietnam ou de vous reconnecter avec la culture ou la langue vietnamienne?

Non, je ne suis jamais allée au Vietnam mais pourquoi pas, si l’occasion se présente un jour, je serai ravie de découvrir ce pays que mes parents ma mère et ma grand-mère ont tant chéri.

Aujourd’hui, de quelle manière transmettez vous cet héritage vietnamien à vos enfants?

Mes enfants ont la chance d’avoir connu leur grand-mère et arrière-grand-mère vietnamiennes, bien qu’ils fussent jeunes à l’époque. Ils connaissent et aiment tous les plats asiatiques et maliens, je leur parle bambara et ils connaissent aussi quelques mots vietnamiens. C’est important pour moi de transmettre mon héritage et ma culture asiatiques qui sont très riches, même si nous avons vécu toute notre vie au Sénégal.

(1) Modibo Keïta fut le premier président du Mali après les indépendances

(2) Pendant la colonisation française en Afrique occidentale, seuls les natifs des 4 communes de Saint-Louis, Dakar, Rufisque et Gorée avaient la qualité de citoyen français

(3) Le Plateau est le bourgeon à partir duquel s’est créé la ville de Dakar. Il abritait les institutions de l’administration coloniales et le centre d’affaire. Il continue de jouer ce rôle de centre du pouvoir économique et politique.

(4) Sicap est un quartier de la banlieue proche de dakar

Lire aussi

D’un continent à l’autre: brève histoire des Vietnamiennes devenues Africaines

“L’épopée des Marocains du Vietminh”, Jeune Afrique, 09 janvier 2006

Filmographie

“Sur les traces d’une mère”, Idrissou Mora-Kpaï, 2011

“Si loin du Vietnam”, Laurence Gavron, 2016“

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